Table des matières

Camille-Ernest LABROUSSE (1895-1988)

Auteur principal : Jean-Yves Grenier

1. Éléments biographiques

Né le 16 mars 1895 à Barbezieux, petite ville de Charente. Issu d’une famille d’artisans (son arrière-grand-père et son grand-père sont maréchaux-ferrants), son père est un commerçant possédant un magasin de nouveautés. Labrousse n’appartient donc pas à un milieu lettré même si l’ambition d’apprendre ainsi que la présence du livre et de la culture au sens large sont bien présents dans le cercle familial. C’est aussi, peut-être surtout, une famille intéressée par la politique, de tradition républicaine, plus ou moins radicale selon les générations. Labrousse se définit comme un Bleu de l’Ouest, un homme de progrès mais par une voie raisonnable, non révolutionnaire. La grande passion de Labrousse est pourtant la Révolution française. « Elle a été la fidélité de toute ma vie », écrit-il. Lecteur dès ses quatorze ans, grâce aux bibliothèques de la Ligue de l’enseignement et d’une Société de lecture, des œuvres de Michelet, Victor Hugo voire d’Adolphe Thiers. Il fonde ensuite un éphémère Club des Jacobins, puis en 1911 un groupe d’Etudes sociales de Barbezieux de tendance communiste-anarchiste.

Monté à Paris en 1912, il est étudiant en histoire à la Sorbonne où il adhère au groupe des étudiants socialistes révolutionnaires. L’année suivante, il entreprend un mémoire de diplôme d’études supérieures sous la direction d’Alphonse Aulard. Mobilisé en 1914, il est gravement malade et réformé en 1915, puis nommé au lycée de Rodez. En 1917, il se marie avec la fille d’un notable bordelais. Il adhère entre-temps, en 1916, au Parti socialiste et, grâce à Longuet, il entre comme rédacteur à L’Humanité en 1919. Il rédige en particulier en novembre 1921 un article comparant, sous l’angle de la paysannerie, les révolutions française et bolchevique. Il appartient à cette majorité du Parti socialiste qui vote à Tours en 1920 l’adhésion à la Troisième Internationale mais, refusant son évolution vers le bolchevisme et la croyance en une révolution proche, il est contraint de quitter L’Humanité en 1924 et il quitte le parti en 1925. Il s’éloigne désormais de la politique et des partis et se consacre activement à ses travaux de recherche. La politique continue à l’intéresser mais moins comme activiste qu’en faisant de ses préoccupations sociales et politiques des thèmes de recherche. Peu concerné par le Front populaire, il revient pourtant au Parti socialiste en 1938. Membre du Parti socialiste clandestin pendant la Seconde guerre mondiale, il dirige le cabinet de Léon Blum lors de son dernier passage au pouvoir en juillet-août 1948.Il dirige également la Revue Socialiste de sa fondation en 1946 jusqu’en 1954 qui le voit démissionner à cause de son opposition à la CED.

Dès la fin de la guerre de 1914, il s’inscrit à la Faculté de droit de Paris, pour les sciences économiques, avec le sentiment que l’économie tient un rôle central dans l’évolution des sociétés. Il commence en 1924 une thèse de doctorat consacrée aux « Origines historiques françaises des Assurances sociales » d’après les expériences de la Révolution française. Le chapitre introductif consacré à la conjoncture économique et sociale au XVIIIème siècle devient en fait sa thèse d’histoire économique, soutenue en 1932 à la Faculté de droit. Elle est publiée en 1933 avec pour titre Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au XVIIIè siècle. Sur les conseils de Georges Lefebvre, professeur d’histoire de la révolution française à la Sorbonne et admirateur de l’Esquisse, il s’engage dans la préparation d’une thèse d’histoire, soutenue en 1943 et publiée en 1944, La Crise de l’économie française à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution.

2. Activités professionnelles

Après le succès de sa première thèse, il a probablement envisagé une carrière à la faculté de droit comme en témoignent ses deux tentatives, sans succès, à l’agrégation de sciences économiques (1932 et 1934). Il doit suivre un parcours transversal qui passe par l’Ecole pratique des hautes études où, en 1935, il remplace François Simiand comme chargé de cours pour un enseignement intitulé Histoire et statistique économique. En 1937, il est nommé directeur d’études à l’EPHE. A l’initiative de Pierre Renouvin, il entre à la Sorbonne en 1941-1942 comme suppléant de Marc Bloch à la chaire d’histoire économique. Après la mort de ce dernier, il reprend sa chaire à partir de septembre 1945. Il dirige également l’Institut d’histoire économique et sociale, fondé par Marc Bloch, de 1945 à 1967. Il devient également directeur d’études à la VIème section de l’EPHE en 1947. A cela s’ajoute un rôle majeur dans les commissions de recrutement du CNRS.

En 1964 il reçoit le titre de docteur honoris causa de l’Université de Cracovie, et en 1979 le prix Balzan pour l'histoire. Au cours de sa longue retraite, il consacre une grande partie de son activité aux sociétés savantes dont il se sentait le plus proche, soit par leur objet, soit pour leur engagement militant. Il est ainsi le premier président de la Société d'études jaurésiennes (1959-1981). En 1982 il succède à Albert Soboul à la présidence de la Société des études robespierristes. Il est membre des Amis de Léon Blum et de la Société d’Histoire de la Révolution de 1848 et du Comité du CNRS pour le Bicentenaire.

Il a également exercé un rôle essentiel dans l’enseignement universitaire. Professeur hors pair, doté d’une grande éloquence, il savait charmer aussi bien dans son enseignement académique que dans les conversations particulières. Selon l’expression célèbre de Pierre Chaunu, au début des années 1970, « toute l’école historique française est labroussienne ». Il a eu un rôle notable dans l’historiographie française jusqu’aux années 1970 par le nombre considérable de directions de thèse dont beaucoup furent soutenues par des historiens français importants (thèses sur le XVIIIè siècle comme celles de Pierre Goubert, Pierre Vilar, Emmanuel Le Roy Ladurie ou Jean-Claude Perrot, mais aussi sur le XIXè siècle comme celles de Maurice Aghulon, Michelle Perrot, ou Adeline Daumard). Certains ont pu parler d’une départementalisation de l’histoire de France (Jacques Rougerie, « Faut-il départementaliser l’histoire de France ? », Annales ESC, 1966) car beaucoup de ces thèses sont des monographies régionales ou urbaines, le cadre géographique restreint permettant d’examiner « à la Labrousse » la société totale et l’articulation de son fonctionnement en plusieurs étages, l’économique, le social, le mental.

3. Champ chronologique

Les deux thèses de C-E Labrousse portent sur le XVIIIè siècle mais, après la guerre, ses centres d’intérêt se déplacent vers le XIXè siècle, en particulier la première moitié.

4. Domaines de recherche, problématiques, méthodologie

Si C-E Labrousse a toute sa vie été fidèle sur le plan politique au socialisme, son rapport au marxisme comme source intellectuelle est resté limité. « Marx ne pèse pas lourd dans ma première formation idéologique », écrit-il. Son maître à penser du point de vue méthodologique, celui qu’il cite le plus souvent, c’est François Simiand. « Mes liens avec Simiand ont été avant tout méthodologiques. C’est-à-dire essentiels ».

L’apport de Labrousse à l’étude de la société et de l’économie française du XVIIIe siècle est d’abord méthodologique. A la suite et sous l’influence de Simiand, il élabore une méthode rigoureuse d’histoire quantitative qui le conduit à une réflexion sur les temporalités, en particulier la recherche de régularités dans les mouvements temporels, et sur la causalité des phénomènes par le repérage dans les séries d’antécédences et de concomitances. Un autre apport important est qu’il élabore un modèle d’histoire économique et sociale qui articule structure et conjoncture. Les transformations économiques, du court terme (en particulier la crise d’ancien type, notion dont il est l’inventeur) jusqu’au long terme (le « beau XVIIIe siècle », repérable dans les séries de prix), génèrent des évolutions sociales souvent causes d’antagonismes profonds, lesquels peuvent provoquer des crises politiques, en particulier la Révolution française. Dans un article important (« Comment naissent les révolutions ? ») publié pour le bicentenaire de 1848, il montre comment cet enchaînement qui va de l’économique (avec les crises de sous-production agricole) au social, et du social au politique contribue à expliquer les trois révolutions de 1789, 1830 et 1848.

Après 1950, ses intérêts de recherche évoluent vers le XIXè siècle et l’histoire sociale, comme en témoignent le nombre croissant de thèses qu’il dirige portant sur le XIXè siècle. On notera cependant un élargissement des thématiques au-delà du socio-économique. La thèse de Georges Dupeux sur le Loir-et-Cher entre 1848 et 1914, très labroussienne dans sa méthode, est tournée vers le politique ; celle de Maurice Agulhon porte, à la suggestion de Labrousse, sur les origines de la tradition républicaine en Provence ; celle de Michelle Perrot consacrée aux ouvriers en grève échappe au cadre de la monographie ; quant à celle d’Alain Corbin – dirigée par Bertrand Gille mais avec l’aval de Labrousse –, elle s’affranchit des problématiques labroussiennes pour ouvrir vers l’histoire culturelle.

Les années d’après-guerre sont aussi celles d’un certain éloignement de la recherche du fait de ses multiples fonctions universitaires et d’enseignement. Il continue cependant à tenir un rôle central dans l’évolution de l’histoire sociale, en particulier avec le rapport qu’il prononce à Rome en 1955 au Xème Congrès International des Sciences Historiques. Il s’agit du plan d’une enquête sur la bourgeoisie entre XVIIIe et XIXe siècle. Il propose comme objectif essentiel une « histoire statistique des groupes bourgeois ». Sa démarche part du refus de se laisser enfermer par une définition juridique ou économique (propriétaires des moyens de production, rentiers, etc.) au profit d’une approche résolument empirique et concrète. Il s’agit de « dénombrer, classer, hiérarchiser » les individus en mobilisant une multitude de sources (alors peu utilisées) afin d’échapper à toute forme d’anachronisme ou de définition a priori : listes électorales de la monarchie censitaire, archives fiscales, archives notariales, sources démographiques, etc. Ces questions donnent lieu à de nombreux débats (« L’Histoire sociale. Sources et méthodes », 1965 ; « Ordres et classes », 1967). Cette volonté de recomposition statistique et cumulative du réel afin d’éviter les « définitions théologiques préalables » sur ce que sont les catégories sociales est remise en question une dizaine d’années plus tard, à partir de la fin des années 1960 avec la prise de conscience que les catégories de classement sont aussi des constructions sociales et que les données statistiques mobilisées sont autant d’indices indirects à interpréter.

5. Objets d’étude

Histoire quantitative ; méthodes statistiques d’analyse temporelle ; structure-conjoncture ; mercuriales et prix ; crises économiques ; Révolution française ; Révolution de 1848 ; histoire sociale ; groupes sociaux ; bourgeoisie.

6. Bibliographie

a. primaire

1921

1922

« La marche au socialisme : le petit bourgeois, espèce en voie de disparition », L’Humanité, 19 février 1922.

1925

« Chez les communistes », Le cri du Travailleur du Tarn, 31 janvier.

1931

« Le prix du blé en France dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, d’après les états statistiques du Contrôle général », Revue d’histoire économique et sociale, 19, p. 133-211.

1933

Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au XVIIIe siècle, Paris, Dalloz, 2 vol. (réédition Archives contemporaines, Paris, 1984).

1937

1938

« A propos du cent-cinquantenaire de la Révolution française. Observations complémentaires sur les sources et la méthodologie pratique de l’histoire des prix et des salaires au XVIIIe siècle », Revue d’histoire économique et sociale, 24, p. 289-308.

1939

1940

1944

La crise de l’économie française à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution, t. I : Aperçus généraux. Sources, méthodes, objectifs. La crise de la viticulture, Paris, PUF (réédition PUF, Paris, 1990).

1945

Préface à A. Chabert, Essai sur le mouvement des prix et des revenus en France de 1798 à 1820, t. I : Les prix, Paris, Librairie de Médicis, p. I-IX.

1946

1947

« Semaine d’études du Parti socialiste SFIO », Meung-sur-Loire.

1948

1949

1950

Préface à H. Heaton, Histoire économique de l’Europe. Des origines à 1750, Paris, A. Colin, p. V-X.

1951

1952

Les cours de Sorbonne, Origines et aspects économiques et sociaux de la Révolution française 1774-1791, fasc. I et II, Paris, centre de documentation universitaire.

1953

1954

1955

1956

1958

Préface à H. U. Faulkner, Histoire économique des Etats-Unis d’Amérique, des origines à nos jours, Paris, PUF, p. VII-XV.

1959

1960

1961

1962

1964

Préface à G. Haupt, La Deuxième Internationale, 1889-1914. Etude critique des sources, Paris-La Haye, Mouton, p. 11-13.

1965

1966

« The Evolution of Peasant Society in France from the Eighteenth Century to the Present », dans E. M. Acomb et M ; L. Brown (dir.), French Society and Culture Since the Old Regime, Nex-York, Chicago, Holt, Rinehart and Winston Inc., p. 44-64.

1967

1968

1969

1970

1971

1972

1973

1975

Préface à S. Ginsburg, Raymond Lefebvre et les origines du communisme français, Paris, Editions Tête de Feuilles, p. VII-X.

1976

1978

1979

« Jean Jaurès a vingt ans », Bulletin d’études jaurésiennes, 75, p. 4-5.

1980

1981

Léon Blum : chef du gouvernement (1936-1937), (P. Renouvin et R. Rémond, dir.), Colloque de mars 1965, Paris, Presses de la FNSP, p. 413-417.

1982

1984

b. secondaire

(Mélanges, études, entretiens, témoignages et textes d’hommage)