Attention : les références entre crochets correspondent à la version papier qui n’est pas celle-ci ; on ne sait ce qui a été utilisé

Gustave Drouineau, Résignée, t. I, Bruxelles, J.P. Méline, 1832

PRÉFACE.

Promenade aux Tuileries

LE VIEILLARD.

Ah! c'est moi qui suis votre Vieillard de la préface du Manuscrit Vert! J'en avais quelque soupçon ; je me rappelais vous avoir vu, ce soir-là, chez madame *** ; vous avez fidèlement peint les divagations animées de la conversation. [p. 5]

MOI.

Je regarde une préface comme une causerie avec le lecteur, qui préfère toujours un laisser-aller intime à un ton dogmatique, roide, prétentieux. La gracieuseté molle et variée des formes n'exclut pas la force de la pensée : les idées, comme les jolies femmes, doivent pouvoir supporter le déshabillé; enfin, un dogmatisme absolu est peut-être un non-sens dans une époque agitée.

LE VIEILLARD, en souriant.

Parler ainsi, c'est vous faire votre procès à vous-même.

MOI.

J'ose espérer, monsieur, que vous aurez une tout autre opinion de mon système, quand je vous l'aurai non pas développé, mais indiqué. [p.6]

LE VIEILLARD.

Eh bien ! allons nous asseoir sous les tilleuls ; voici encore une belle journée ; les feuilles tombent, et, à mon âge, on jouit des beaux jours heure par heure ; la chute des feuilles est un avertissement d'en jouir. Voyons vos idées!… Dès qu'on me parle d'améliorations sociales, j'écoute avec attention, même un homme jeune. MOI. Voilà ce que Béranger m'a dit plus d'une fois chez notre ami Cauchois-Lemaire, dont vous connaissez le remarquable discours sur l'Évangile…. Observez-vous avec quel empressement on lit les journaux de l'opposition?

LE VIEILLARD, tristement.

Le nouveau ministère soulève bien des [p.7] répugnances, bien des haines !… Je crois comme vous à une révolution sociale : sans doute je ne la verrai pas…. mais elle est inévitable ; la question est seulement de savoir si elle s'opérera avec ou sans secousses. Le gouvernement comprendra-t-il toute l'immense étendue de sa mission? Ce ne sont pas des substitutions de mots, des discussions de synonymes, le grouper des chiffres, quelques timides essais de canalisation et de chemins de fer qu'il faut ; c'est un remaniement fondamental de nos institutions….

MOI.

Une réforme morale aussi.

LE VIEILLARD.

Sans doute ; mais prenez garde de confisquer votre avenir au profit d'une idée [p. 8] fort incertaine. Eh, mon Dieu, mon cher ami! il n'y a pas de lieu commun plus trivial que l'improvisation d'une théorie religieuse. Avant la Constituante, je me rappelle qu'il n'était si mince apprenti philosophe, si petit écolier publiciste, qui n'eût formulé sa constitution ; les constitutions pleuvaient que c'était pitié : il serait curieux d'en faire un catalogue aussi exact que possible. Aujourd'hui la monomanie a changé, elle a tourné à la religiosité : nos jeunes théoristes ne rêvent que de religion ; ils ont tous une religion dans leur poche, une belle religion rédigée par chapitres et par alinéa, spécifique universel aux malheurs de toutes les sociétés sublunaires : mais il ne manque à ceux-ci que des croyants, et à ceux-là que cinq ou six pauvres petits millions pour mettre en jeu leur mécanisme religieux. [p. 9]

MOI.

S'il est un spectacle qui doive profondément affliger les amis des pensers graves, c'est celui du scandale que donnent à la France ces improvisateurs de religion qui en affichent les programmes aux coins des rues, en présentent les devis calculés par francs et centimes, la revêtent d'une frivole et théâtrale friperie, l'exposent dans la chaire aux sifflets, aux huées, aux sarcasmes ; orateurs sans dignité, apôtres sans influence, les prétendus réformateurs du catholicisme en profanent les débris augustes, les mettent au rabais, cherchent à fonder en religion une concurrence impie, funeste, et matérialisent enfin sa poésie mystérieuse, qui, sous les voûtes des gothiques églises, aux sons de l'orgue [p.10] solennel, a des échos, des demi-jours, des langages consolateurs.

LE VIEILLARD.

Vous avez raison ; envisagé comme croyance individuelle, le catholicisme est respectable ainsi que toute opinion consciencieuse.

MOI.

C'est profanation sacrilège que de badigeonner ce vieil et mystique monument, qui a vu tant de grandes choses, enfanté tant de chefs-d'œuvre ; c'est chanter sur le piano les vers de Dante et de Milton ; c'est passer une couche de chaux vive sur les fresques de Michel-Ange et de Raphaël.

LE VIEILLARD.

Ce pauvre M. l'abbé, ou l'évêque Chatel (j'ignore son titre), ne comprend seulement [p.11] pas le catholicisme ; c'est à hausser les épaules, à le plaindre. Point de milieu avec le catholicisme : il faut l'admettre ou s'en séparer radicalement.

MOI

Oui, sans doute ; mais à considérer le catholicisme comme hiérarchie, comme influence sociale, c'en est fait, il n'a plus d'avenir, il est sans action sur les peuples ; il craque et se brise : l'encyclique du pape est morte inaperçue, les foudres du Vatican ne sont plus que de ridicules pétards sans retentissement ; personne n'en a peur et ne s'en écarte d'un pas. Que M. l'abbé de La Mennais se découvre et s'incline ; on le conçoit, ce salut, c'est le dernier terme de son système d'unité catholique. Il lui était impossible de ne pas se soumettre sans être inconséquent aux principes de toute sa vie. [p. 12] Que disais-je, il y a un an, dans la préface du Manuscrit Vert? Ma prévision ne s'est-elle pas réalisée à la lettre? Je déplorais cette exclusive préoccupation d'un homme supérieur qui enferme son génie dans une idée absolue comme dans un tombeau glorieux et admiré.
Respect à sa conviction! respect à la poésie des ruines, surtout en religion ! N'oublions pas que le catholicisme, qui se meurt, est sorti du christianisme, qui ne meurt jamais.

LE VIEILLARD.

Ah! nous y voilà! Continuez : je vous écoute avec intérêt.

MOI.

Je vais profiter de cette bienveillance en faveur d'une esquisse imparfaite du résultat de mes méditations. [p. 13]
L'unité harmonique des révolutions planétaires, atmosphériques, prouve l'unité d'une volonté créatrice, régulatrice, qui est DIEU.
Au commencement, Dieu fit le bien et le mal, afin qu'il y eût travail, lutte, mérite, progrès, perfectionnement.
La PROVIDENCE est le développement de l'humanité, tendant à toute la perfection humainement possible.
La perfectibilité est la faculté de tendre à cette perfection ; elle est non pas infinie, mais indéfinie. C'est le but caché de la PROVIDENCE. Les philosophes l'ont démontrée; mais ils y ont vu presque tous un effet sans cause : ils ont systématisé l'absurde.
Il n'y a pas d'effet sans cause. DIEU est la cause : les mondes, les sociétés, les phases de ces sociétés, sont l'effet. [p. 14]
La lutte du bien contre le mal, qui est la force motrice de la perfectibilité, amène les révolutions ; pour qu'il y ait révolution, il faut que le plus grand nombre donne son adhésion à une idée, qui est un progrès. L'évolution de cette idée s'accomplit, puis une autre la remplace.
Quand un homme de génie, ou inspiré, arrive avant le temps, on ne croit pas en lui ; il n'est que précurseur. Saint Jean-Baptiste fut le précurseur du Christ ; il mourut pour le Christ.
Jésus-Christ est mort pour l'humanité.
Il a prêché l'égalité, la dignité de l'homme par l'âme, l'abolition de l'esclavage, le pardon des injures, la charité, le mépris des biens, l'obéissance aux lois, le dévouement, le sacrifice du soi pour le bien de tous ; il a changé la face de la terre.
Et cette révolution a eu plusieurs époques. [p. 15]
Et elle se continue sous nos yeux.
La première époque du christianisme a été l’époque morale. La force des idées nouvelles suffisait au progrès ; le monde romain et païen tomba devant elles.
L’époque catholique succéda 1). Il fallait une puissante unité pour combattre l'influence de la féodalité : l'homme ne fut plus esclave ; la terre le fut. Le catholicisme adoucit les mœurs, ouvrit l'Orient, concourut à la civilisation par les croisades, les lettres, les arts ; puis, quand sa mission providentielle fut accomplie, le progrès ne se fit plus par lui ; il se corrompit. La cour de Rome vendit des péchés, la faculté de pécher impunément ; Luther, indigné, se leva. [p. 16]
Il commença l’époque critique. Elle réforma de nombreux abus ; mais une fois la liberté d'examen proclamée, il faut qu'elle aille, il faut qu'elle accomplisse le cycle de sa mission providentielle.
La révolution de 89 commença un autre cycle providentiel (car une époque peut se composer de plusieurs phases) ; elle eut ses excès. Ce commencement de réalisation fut interrompu ; le principe de l'égalité qu'elle mettait en action eut un apôtre armé, qui le porta avec ses victoires aux quatre coins de l'Europe et même dans l'Égypte, Napoléon! Infidèle à l'idée qu'il représentait, il tomba ; le libéralisme le mit à bas d'un trône qui ne reposait plus que sur la pointe d'une épée.
Il brisa aussi la restauration. Le dernier terme du cycle providentiel des idées libérales est la révolution de juillet. [p. 17]
Aujourd'hui, il y a lassitude dans les esprits. L'avortement des espérances a détruit les convictions ; mais l'immoralité est plus apparente que réelle : on l'exagère. Il est vrai que le matérialisme domine ; presque tout se traduit par ces mots jouissance, argent. L'égoïsme cupide nie le sentiment, oublieux de la révolution de juillet, qui a été un mouvement spontané, une énergique impulsion morale. Mais il y a déjà lutte contre cet état de choses ; le républicanisme effraie la France, qui ne recommencera plus l'horrible 93. Une révolution parallèle à celle de 89 ne serait plus un progrès. De cette lutte entre ces deux principes, l'égoïsme et le dévouement, naîtra un nouveau lien, une révolution sociale, l'époque organique du christianisme, le NÉOCHRISTIANISME.
Maintenant, si vous me demandez quelles formes religieuses et sociales adopteront [p. 18] le néochristianisme et ses sectaires, je vous répondrai qu'on ne peut encore le prévoir. Les événements successifs résoudront la question ; mais avant d'aborder une nouvelle série de considérations, je vous prie d'observer que je dépouille ma parole de tout ornement étranger. J'ai déjà entendu tant de fois répéter ironiquement à mes oreilles: « Poésie, vague poésie! » que je ne parle ici qu'un langage sévère et didactique.

LE VIEILLARD.

De quel train vous allez, jeune homme! Vous permettrez, sans doute, à un vieillard de ne point marcher votre pas ; mais comment oserez-vous mettre des réflexions si austères en tête de vos fictions si passionnées!

MOI

L'esprit de néochristianisme est tout [p. 19] d'amour, de charité, d'égalité, de dévouement ; il ne combat que les passions mauvaises, honteuses, et ennoblit celles qui font éclore les vertus.

LE VIEILLARD

Mais quel sera ce néochristianisme?

MOI

La forme, le rituel, ne peuvent pas être encore indiqués ; toutefois, il est possible de prévoir dès aujourd’hui comment le christianisme obtiendra attention, prosélytisme. Une société ne peut pas exister longtemps sans croyances, car des individualités éparses sans ralliement ne forment pas un tout ; l'absence de convictions produit des insoumissions ambitieuses et en révolte, chacun des membres n'écoute plus que l'appétit instinctif de l'intérêt qui veut sa part [p. 20], et qui la volera, si l'on ne la lui donne. Ôtez l'âme, le mariage n'est plus qu'un accouplement ; ôtez les croyances, la société n'est bientôt plus que la force du poing. Un parti domine aujourd'hui, parce qu'il est le plus fort ; demain un autre parti prévaudra et dominera, jusqu'à ce qu'il soit dominé par un autre. Vous me dites que mon intérêt bien entendu est de me tenir coi, de me contenter du morceau de pain que vous me jetez ; je vous réponds que personne n'entend mieux que moi mon intérêt, que je l'interprète tout différemment ; que si vous me menacez de ce chiffon de papier que vous nommez loi, papier en vertu duquel vous avez cent mille francs, deux cent mille francs sur le budget, et moi le droit d'en payer onze péniblement gagnés, je tâcherai de faire en petit ce que vous faites en grand, je vous volerai. [p. 21] Le système de l'intérêt ne fondra jamais rien; car il lui est impossible de parquer les intérêts, de les numéroter, de leur donner une, ou deux, ou trois rations, selon ; ceux-ci crieront, on se battra, ce sera toujours à recommencer. Le premier homme de talent qui jettera son bonnet par-dessus sa tête (j'aime assez ces expressions triviales quand elles sont énergiques) et qui dira : « Je veux! » pourra, en s'adressant à ses intérêts affamés, troubler la société, et se donner la sensation d'être un Rienzi, un Masaniello, un Babœuf de quarante-huit heures, ou quarante-huit jours, ou quarante-huit mois. On a espéré longtemps en ce système ; mais toutes ses diverses combinaisons n'ont rien amené de stable. Voyez comme les jeunes intelligences s'exaspèrent indisciplinées, tourmentées par elles-mêmes, par la faim, raillant la société, la calomniant même [p. 22], parce que leur désespoir exagère tout ; voyez ces écoles littéraires épuisant tous les délires de la pensée humaine abandonnée à elle-même ; voyez ces paroxismes se reproduire sous toutes les formes, aux théâtres, dans les écrits…. Matérialistes, le chaos que vous avez fait est fatigué. Et ils s'injurient les uns les autres sans songer que leur principe arrive inévitablement à ces conséquences effroyables. Leurs combinaisons ne sont pas toutes épuisées ; elles le seront. Alors, l'analyse n'ayant produit que des dissolutions déguisées, les esprits se réfugieront dans une synthèse. Cette synthèse puissante et divine commence l’époque organique du christianisme. Divine, elle s'appuiera sur l'Évangile ; puissante, elle ralliera autour d'elle tous les éléments de sociabilité, industrie, commerce [p. 23], beaux-arts ; car elle leur offrira à tous des garanties fortes par la foi et le dévouement . La lutte entre ces principes est déjà commencée. Prédire les évolutions de cette lutte, ses physionomies, les phases de la création des nouveaux liens sociaux, des nouvelles croyances; je le confesse en toute humilité, cela me semble impossible ; mais je pense que tout homme qui est convaincu des vérités du christianisme doit le méditer, publier le résultat de ses méditations, apporter enfin sa pierre au monument. [p. 24] C'est ce que je fais. Il sera l'œuvre de tous, et nul n'y mettra son nom. Quel nom plus beau que celui du Christ!

LE VIEILLARD

Il y a tant de chaleur et de bonne foi dans ce que vous dites, qu'en vérité je craindrais de vous affliger par mes doutes ; vous écouter, vous encourager, c'est tout ce que je puis. Mais voyez ce qui est advenu du saint-simonisme.

MOI

Saint-Simon est parti du christianisme : en il a déduit quelques principes heureux sur l'amélioration du sort des classes souffrantes ; mais il s'est égaré dans son orgueil, et ceux qui l'ont suivi, dans leur délire. Leur panthéisme, leur matérialisme, ont eu des destinées corollaires de leur principe. La cendre retourne à la cendre ; la boue retourne à la boue.

LE VIEILLARD

Vous êtes bien sévère.

MOI

Je ne parle pas des hommes, je respecte et plains leurs convictions.

LE VIEILLARD

Et le système de M. Fourrier?

MOI

Je n'ai point assez étudié ce système pour en discuter le mérite. S'il a force et vie, il se réunira par attraction au néochristianisme, qui ne rejette rien de ce qui peut adoucir les souffrances du plus grand nombre. Les macérations du corps, les jeûnes, les rigueurs excessives, émanent du catholicisme [p. 26] ; rien de cela dans l'Évangile, qui est tout empreint de miséricorde, de mansuétude, de bonté, d'amour, de charité.

LE VIEILLARD.

Fort bien ; vos déductions me semblent logiques : mais donnez-moi un avant-goût de cette organisation sociale que vous espérez, et dont je ne serai pas témoin. MOI. La Société Néochrétienne, fidèle à la loi du progrès, devra prendre pour bases l’extension des doctrines de l'Évangile, le respect de la pensée, l'égalité fraternelle, la tolérance, la liberté de conscience, le dévouement, la soumission au supérieur légal, l'humilité restrictive des ambitions sans frein. Elle aura brisé notre vieux système [p. 27] d'instruction, source de tous nos maux, matière à révolutions continuelles. Elle en instituera un où l'intelligence s'appliquera successivement à une grande diversité d'occupations, où l'étude sera une étude de nos réalités, et non des fictions grecques et latines. Elle procédera par le concours et l'élection, par l'emploi des capacités, et non du privilège. Des jurys seront institués dans les diverses attributions sociales. Un jury d'administrateurs nommera aux places d'administration après examen. Des jurys de savants, d'ingénieurs, nommeront les directeurs des travaux de la société, etc., etc. Un exemple du mode électif. La police, qui de nos jours procède hostilement, se pose en ennemie, changera d'attitude [p. 28], de physionomie, comme la société elle-même : formée dans un esprit de protection, de garantie pour le repos de la cité, elle ne provoquera plus l'irritation, la haine ; au lieu d'être immorale, elle sera morale. Les membres d'un quartier se rassembleront, non pas sous la présidence du ministre de ce quartier (le néochristianisme n'est point une théocratie), mais bien sous sa surveillance paternelle ; il n'aura là que le droit d'admonition. Un président laïque sera nommé. L'assemblée élira un surveillant des mœurs et un surveillant de salubrité. Les surveillants des divers quartiers se réuniront, et institueront leur chef et les fonctionnaires qui seront groupés autour de ce chef. La force morale de ces citoyens fera la force de cette police nouvelle…. Je ne saurais que vous indiquer [p. 29] d'une façon très insuffisante les féconds, les immenses résultats qui découlent de l'idée simple de l'application du système néochrétien à la société. Il faut que je descende, par la méditation, dans ce système, en même temps que j'appelle sur lui l'attention de tous ceux qui souffrent de l'état de choses actuel, de tous ceux qui, las du doute, sentent le besoin de croyances, de tous ceux qui pleurent, de tous ceux qui aiment le pays, de tous ceux qui veulent espérer.

LE VIEILLARD

Et l'Europe, monsieur, l'Europe ne viendrait-elle pas crever ce système à coups de canon?

MOI

À cette époque la politique européenne aura subi des modifications ; d'ailleurs les peuples, et même les cabinets de l'Europe, ne devraient pas s'effrayer d'une organisation [p. 30] éminemment pacifique, amie de l'ordre et d'une royauté citoyenne. Le néochristianisme répugne à verser le sang, mais il défendrait ses foyers et ses convictions. Au reste, je m'attends à être traité de visionnaire et de fou, sinon publiquement, du moins dans les causeries de salon. On ne peut pas exiger que des hommes qui ont vécu avec les idées voltairiennes, d'analyse et d'ironie, changent soudain de façon de voir ; ce revirement est impossible. Je resterai donc sous le coup de leur sentence anonyme jusqu'à ce qu'une génération adopte ces espérances, et surtout les perfectionne. Je vous demande bien pardon de vous parler autant de moi : mais quand on s'est incarné une idée, il faut bien se condamner à cette analyse publique de soi [p. 31] : l'homme individu n'est rien par lui-même, l'œuvre est tout, et cette œuvre sera celle du plus grand nombre. Si je donne le signal, c'est que je cède au cri de ma conscience. Voilà tout. Une fois le système mieux indiqué qu'il ne l'est, je n'oublierai pas que le néochristianisme doit être un esprit d'abnégation individuelle. Tous travailleront à ce monument ; nul n'y mettra son nom.

LE VIEILLARD

Une chose me plait en vous, c'est que vous ne vous posez pas comme un chef de secte.

MOI

Se proclamer fondateur de religion est un lieu commun absurde, profanateur ; travailler à la réhabilitation des idées morales qui entreront un jour dans le lien religieux [p.32] des peuples, c'est un devoir d'honnête homme. Et quand on a un tel oreiller de conscience, qu'importent les railleries que votre nom peut réveiller?

LE VIEILLARD

Eh! eh!… l'ironie, l'ironie ; ne lui jetez pas le gant, croyez-moi : tâchez qu'elle vous oublie, car si elle vous flagellait….

MOI

Et bien ! après?…

LE VIEILLARD

Elle mettrait en pièces votre jeune réputation.

MOI

Je suis sans coterie, mais j'ai de la patience, parce que les idées sur lesquelles je m'appuie sont fortes et d'un intérêt général ; à coup sûr, la presse littéraire n'entrera pas pour moi dans ces paroxysmes laudatifs devenus à la mode ; si, dédaigneuse, elle payait mes efforts par des sarcasmes, ils glisseraient sur moi comme l'eau sur une toile imperméable… J'espère qu'il n'en sera pas ainsi. Quelques journaux ont accueilli ma tentative avec une bienveillance visible, encourageante : mais (pourquoi ne pas le dire?) la presse des départements, et même de l'étranger, a surtout contribué au succès du Manuscrit Vert, et j'étais d'autant plus touché de ces sympathies, que je n'en connaissais pas les auteurs. Je les en remercie. Aujourd'hui que l'éloge semble avoir atteint son apogée d'exagération ; aujourd'hui qu'il a perdu son influence, ou qu'il n'édifie que pour peu de temps, il faut, après avoir publié un livre, croiser les bras, et attendre sa réussite de l'avenir. Si l'ouvrage est nul [p. 34], la louange complaisante ne pourra que le galvaniser un peu, il tombera après les secousses magnétiques des feuilletons ; s'il a quelque vitalité, quelque puissance, il fera bien sa destinée tôt ou tard… Qu'importe une immortalité d'un an ou deux !…. ce n'est pas la peine ; mieux vaut mourir tout de suite.

LE VIEILLARD

Quel est le but spécial de ce nouveau roman?

MOI

Dans le Manuscrit Vert, j'ai mis en opposition le spiritualisme et le matérialisme ; dans Résignée, je montre les conséquences déplorables du matérialisme jugé en lui-même ; puis j'ai peint les ennuis de la femme dans cet état anormal et inharmonique de la société. Mon partage était d'offrir de [p. 35] fortifiantes consolations à ces douleurs déjà présentées sous un autre aspect avec talent et succès : mais ce n'était qu'un incident accessoire à mon sujet ; j'ai ensuite indiqué par quelles phases physiologiques et réelles une affection profonde peut conduire au spiritualisme, portique du christianisme. Enfin, par opposition à l'amour de l'horrible, je m'efforce de ranimer, autant que je puis, le sentiment du beau moral. Je lui ai même adressé un hymne.

LE VIEILLARD

Voyons ; lisez, et soyez persuadé que je m'intéresse à votre tentative, pour laquelle, en cas de non-réussite, vous avez plus d'une excuse honorable. [p. 36]


1) Je n’indique que les sommités jalonnées à de longues distances, je franchis toutes les idées corollaires : on le voit bien.