Né le 12 janvier 1936, à Courtomer, petite commune du département de l’Orne. Son père, issu de la bourgeoisie mulâtre antillaise, fait ses études de médecine à Paris et prend une clientèle en 1931 à Courtomer. Sa mère est issue d’une famille de propriétaires d’Essay, dans l’Orne. Ils se marient en 1931 et ont deux fils, Alain Corbin est le cadet. Après un court séjour en Guadeloupe (1937), la famille revient dans l’Orne et s’établit dans la région de Domfront, à Lonlay-l’Abbaye (1938).
Enfance dans une « ambiance très xixe siècle », selon ses propres termes, marquée par la profession du père qui pratique une médecine de campagne ; par les paysans et les paysages normands (le bocage, les plages du sud du Cotentin, le clocher de Lonlay) ; par l’emprise de la religion et la présence cléricale dans une région de populations pieuses, auprès d’un père catholique très pratiquant, secondé dans son travail par les bonnes soeurs de la congrégation de Gacé qui se rendent quotidiennement au domicile du médecin. Enfance marquée également par la guerre : « J’appartiens à l’étroite cohorte d’individus dont la prise de conscience de soi coïncide exactement avec la transition entre le « temps de paix » – été 1939 – et le « temps de guerre » (Sois sage, c’est la guerre 1939-1945. Souvenirs d’enfance de l’exode à la bataille de Normandie, Paris, Flammarion, 2014). Exode en 1940 dans les Landes, immersion à huit ans dans la bataille de Normandie.
Apprentissage des rudiments à la maison, puis comme c’est la tradition dans la région, scolarité dans des établissements confessionnels : études primaires au Sacré-Cœur de Domfront (1942-1945) ; l’enseignement de son maître en classe de 8e, qui lui apprend les grandes dates de l’histoire de France, le marque durablement ; études secondaires à l’Immaculée-Conception de Flers-de-l’Orne (1945-1952). Obtient le baccalauréat (série A, latin, grec) à seize ans et s’inscrit à Paris en propédeutique à la Sorbonne et à l’Institut catholique (1952). Après son échec à l’examen, retourne en Normandie et s’inscrit à l’université de Caen (1953-1959). Il suit les cours du médiéviste Michel de Boüard qu’il assiste comme moniteur (1958-1959), du moderniste Marcel Reinhard, de l’antiquisant Henri Van Effenterre, de Pierre Vidal-Naquet, alors assistant. En 1957, il rédige sous la direction de Jean Vidalenc, un mémoire pour le diplome d’études supérieures sur les biens nationaux dans le district de Caen. Après un premier échec (1958), il obtient l’agrégation d’histoire-géographie en 1959. Un parcours, sans classes préparatoires et à distance de l’engagement politique, qu’il estime lui-même « assez atypique ». De 1959 à 1967, professeur d’histoire-géographie au lycée Gay-Lussac de Limoges. De janvier 1960 à février 1962, intermède du service militaire en Algérie : après ses classes, il est affecté près d’Alger, d’abord dans une section de commandos et pour finir à l’organisation des loisirs.
En 1963, il épouse Annie Lagorce, enseignante, avec laquelle il a deux enfants. En 2012, il épouse Simone Delattre, professeure d’histoire en lettres supérieures au lycée Fénelon, avec laquelle il a deux enfants. Pas de pratique confessionnelle à l’âge adulte. Aucune affiliation politique revendiquée. Manifestant peu d’intérêt pour l’idéologie, Alain Corbin récuse la posture de l’historien engagé et la mission civique de l’histoire, en défendant une conception de l’histoire fondée sur la curiosité et le plaisir de l’historien.
De retour à Limoges en 1962, il entreprend des travaux universitaires sur le Limousin. En 1968, thèse de 3e cycle, Prélude au Front Populaire. Contribution à l’histoire de l’opinion publique dans le département de la Haute-Vienne (1934-1936), pour laquelle, sur les conseils de Georges Castellan, professeur à l’université de Poitiers, il adopte la démarche alors pionnière de l’enquête orale. En 1973, thèse de doctorat d’Etat à l’université de Clermont-Ferrand, dirigée par Bertrand Gille, avec l’aval d’Ernest Labrousse, Limousins migrants, Limousins sédentaires (parue sous le titre Archaïsme et modernité en Limousin au XIXe siècle). Jury composé notamment de , Bertrand Gille, Louis Girard, Philippe Vigier. Inscrite au départ dans un cadre labroussien (histoire régionale, quantitative, étude des prix et des revenus), elle glisse vers une histoire plus anthropologique ; elle met en évidence l’opposition entre les deux mondes du Limousin migrant et du Limousin sédentaire et analyse la naissance d’une tradition de gauche dans la région.
Débute dans l’enseignement supérieur en tant que chargé de cours puis assistant au collège littéraire universitaire de Limoges (1967-1968). Sa carrière se déroule ensuite à l’université de Tours où il est successivement maître-assistant (1969-1973) puis professeur (1973-1987), enfin à l’université Paris 1-Panthéon-Sorbonne où il est professeur de (1987-2002?). Membre senior de l’Institut Universitaire de France (1992-2002).
Il a dirigé une quarantaine de thèses.
Responsabilités scientifiques et institutionnelles
Les travaux d’Alain Corbin portent sur le XIXe siècle, avec une prédilection pour la séquence 1750-1840, pour la monarchie de juillet et le Second Empire.
Alain Corbin est l’un des acteurs de la sortie du paradigme labroussien, orientant l’histoire du XIXe siècle vers des approches qualitatives et culturelles. Revendiquant l’héritage de Lucien Febvre, de la psychologie collective et de l’histoire des mentalités, ayant subi l’influence de Norbert Elias et de Michel Foucault, il renouvelle en profondeur l’histoire du XIXe siècle français qu’il explore sous l’angle des sensibilités et des représentations. Sa démarche a pour base le postulat de l’historicité des manières de percevoir, de sentir, de ressentir, ainsi que la notion de seuil de tolérance (« l’histoire des sensibilités se fonde sur l’étude des variations des seuils de tolérance », Les cloches de la terre,1994). Elle consiste moins à retracer l’univers sensoriel d’autrefois qu’à reconstituer les modalités de l’attention et de l’appréciation en étudiant les croyances, savoirs, systèmes de représentations, valeurs et normes de la société considérée. L’attention aux représentations – notion à laquelle était consacré son séminaire doctoral à la Sorbonne – a conduit Alain Corbin à prendre en compte notamment les procédures de construction de l’identité (individuelle, régionale), le jeu des images de l’autre et de soi et à utiliser le concept d’imaginaire social.
Le projet original qui consiste à « saisir l’économie des désirs, les ressorts de l’inquiétude, de l’anxiété, voire de l’angoisse, les modalités du plaisir et de la souffrance, traquer la généalogie des sentiments, les modes d’appréciation du sensible, la texture des émotions » (« Intervention au colloque de New York University » 2004) débouche sur une histoire qui s’est affirmée en partie en marge des pratiques dominantes de l’historiographie française, qui récuse les découpages artificiels (le social, le politique, le culturel), les étiquettes réductrices (histoire des mentalités, histoire des représentations, anthropologie historique, etc.), la hiérarchie des objets historiques (avec la promotion de l’insolite et du dérisoire) et les procédures de l’histoire sociale classique.
Au cœur de la méthodologie d’Alain Corbin, le refus de l’anachronisme psychologique, du « dolorisme », de toute vision téléologique, la priorité donnée à l’exploration des représentations sédimentées et à l’entrelacement des déterminants au détriment de la recherche des causalités, à la compréhension par immersion au détriment de l’interprétation.
Les sources utilisées privilégient les fonds d’archives départementaux et les documents imprimés, avec un intérêt particulier pour les sources médicales ainsi que pour la littérature, à laquelle Alain Corbin a redonné sa légitimité en histoire, et notamment l’écriture de soi. La réflexion soutenue sur la fugacité des traces, sur leurs modes de production et de construction, et souvent l’importance de l’érudition appuient une histoire qui se présente fondamentalement comme une quête de l’insaisissable, sous ses formes multiples : l’inactuel, l’intimité, les odeurs, le silence, les « engloutis de l’histoire », etc. Les travaux d’Alain Corbin connaissent une large réception en France auprès d’un public que séduisent l’originalité des objets d’étude, le charme nostalgique des évocations d’un monde rural disparu, sur fond de déclin des idéologies, et le talent d’écriture ; à l’étranger également, où ils sont traduits dans une quinzaine de langues.
Prix Gobert de l’Académie Française (Grand Prix d’Histoire) pour l’ensemble de son œuvre en 2000 et prix Charles Aubert de l’Académie des Sciences morales politiques en 2012.
Sensibilités et émotions ; les sens et leurs usages ; corps, virilité, sexualité, prostitution, désir et plaisir ; individu, intimité ; horreur et anxiétés sociales ; paysage et images régionales ; temps sociaux, temps historique.
(Mélanges, études, entretiens, témoignages et textes d’hommage)