La Nouvelle dont j’ai autorisé la publication dans la Revue de Paris, et qui est aujourd’hui réimprimée, fait partie d’un ouvrage sérieux et grave dont je m’occupe depuis longtemps. Cet ouvrage est l’Histoire de [1] l’Expédition faite en Espagne en 1823. De nombreux récits de cette expédition ont été publiés, mais ces récits n’en comprenaient que la partie militaire et n’en offraient, par conséquent, que le côté le moins curieux et le moins intéressant. L’histoire que je prépare la présentera au contraire sous son point de vue politique, le seul qui n’ait été encore ni traité ni connu. La série des faits qui ont conduit le gouvernement à l’intervention, [2] l’esprit dans lequel elle a été entreprise, les difficultés innombrables qu’elle a rencontrées de la part de ceux au profit desquels elle semblait faite, l’établissement de la junte provisoire de Bayonne, celui de la régence de Madrid, la lutte constante qu’il a fallu soutenir contre ceux qu’on allait secourir et en faveur de ceux qu’on allait combattre, la marche de l’armée au milieu de cette lutte, la complication amenée par les événements [3] du Portugal et par l’influence de la diplomatie étrangère, la délivrance du Roi et les circonstances qui l’accompagnèrent, une foule de faits qui font connaître les dispositions des habitants, leurs mœurs politiques, leurs préjugés, leur caractère, tels sont les éléments dont se composera cet ouvrage.
Entrepris il y a quatre ans, il ne tarda pas à être abandonné, à cause des travaux de mon ministère, qui ne me laissaient [4] pas la possibilité de donner une seule pensée à des occupations qui lui fussent étrangères ; plus tard, je fus retenu par les difficultés que je trouvais à rendre un compte public de l’importante mission dont j’avais été chargé, et par un sentiment de convenance dont les exigences m’arrêtaient à chaque pas.
Ce que je ne crus pas pouvoir alors, je crois aujourd’hui le devoir. [5]
Après avoir exalté outre mesure et avec toute l’exagération de la flatterie, le succès de l’expédition de 1823, on en est venu à ne parler d’elle qu’avec l’accent du dédain et du mépris ; on la considère, ou du moins on la qualifie comme un sujet de honte pour la France, comme une action ignominieuse qu’elle a besoin d’expier, comme une tache qu’on regrette de ne pouvoir effacer de son histoire.
La haine qu’on porte à l’intervention, [6] ou plutôt à l’application qui en a été faite à la révolution espagnole, et l’irritation qu’on éprouve à l’aspect de ce trône absolu relevé près de nous, ne permettent pas de juger avec impartialité et en eux-mêmes, les actes qui ont eu cette origine et ce résultat. On confond dans une réprobation commune et égale, le principe de l’expédition et l’expédition elle-même ; et l’animadversion est telle, qu’elle va [7] jusqu’à flétrir aujourd’hui l’honneur d’une armée dont la conduite fut justement admirée par l’Europe entière, et qui força ceux qui la calomnient maintenant, à lui rendre alors une éclatante justice.
Dans de telles circonstances, j’ai cru devoir reprendre l’ouvrage abandonné. Chargé auprès de l’armée française et de son chef, d’une mission toute de protection, d’ordre et de paix intérieure, j’ai vu de près les [8] faits dont se compose cette opération qu’on traite avec une si cruelle injustice. Il me semble que ma mission ne sera point achevée tant que la vérité ne sera pas connue, et que les hommes que cette vérité honore auraient le droit de se plaindre de moi, si je n’achevais pas de la remplir.
Je la remplirai donc, et tel est le but du travail auquel je me livre. Aujourd’hui je demande à ceux qui veulent être justes, de se défier du langage passionné [9] de l’esprit de parti, et de suspendre leur jugement jusqu’à ce que leur conscience soit éclairée. La gravité du litige vaut bien qu’on attende, pour prononcer, que les deux parties aient été entendues ; et quelques explications que je puis d’avance consigner ici, en feront peut-être sentir la nécessité. C’est l’objet que je me propose.
Trois choses doivent être considérées dans l’expédition de 1823 : le principe de l’intervention, [10] les résultats de l’opération entreprise, et les actes par lesquels cette opération a été consommée. Ces trois choses sont entièrement distinctes, car des intérêts bien divers sont mêlés à leur solution ; elles devront donc être traitées séparément.
La question du droit que peut avoir un pays d’intervenir dans les affaires intérieures d’un autre pays, ne peut guère être considérée d’une manière générale, et discutée avec quelque utilité [11] comme un principe absolu. C’est surtout à son application que les difficultés sérieuses commencent, parce que si on peut raisonner froidement sur des théories abstraites et qui vous touchent peu, il n’en est pas de même des actes qui vont directement à un but déterminé. Au moment de l’action, la théorie disparaît ; il ne reste plus que le fait positif, avec tous les intérêts qui s’y rattachent et toutes les passions qui s’en emparent. [12] Ainsi, ceux qui combattaient hier l’intervention comme contraire au droit des nations, la considéreront demain comme permise et même comme obligatoire. Ainsi, celle qui parut autrefois une nécessité absolue, paraît aujourd’hui un odieux abus de la force, selon l’usage qu’on en veut faire et le parti auquel appartient celui qui la qualifie.
Il suit de là que l’intervention devient un sujet de controverse inépuisable comme [13] tous les dissentiments politiques.
Sans doute, au milieu de ce choc des passions contraires et des opinions opposées et violentes, il existe sur cette matière des règles plus positives et plus sûres que la raison indique, que le droit public autorise, que l’expérience consacre ; mais la question en elle-même est encore trop vaste et trop grave pour être abordée légèrement et par voie d’analyse. Je me garderai bien de hasarder sur ce sujet une imprudente esquisse, [14] lorsque personne ne peut avoir oublié le tableau brillant et animé qui fut tracé en 1823 par le grand et magique écrivain à qui Louis XVIII avait confié la direction des affaires extérieures. Cette tentative serait d’ailleurs sans nécessité pour l’objet purement transitoire que je me propose en ce moment. Je comprends très bien qu’il y ait aujourd’hui, et même qu’il y ait eu en 1823, deux opinions contraires sur le principe de l’intervention [15] appliqué à l’Espagne telle que l’avait constituée la révolution de 1820 : je ne comprendrais même pas comment il pourrait en être autrement, et je n’ai nullement l’intention d’imposer à personne celle de ces deux opinions qui prédomina alors.
Ce n’est pas là l’intérêt qui me presse.
Après avoir repoussé le principe de l’intervention et surtout son application à l’Espagne de 1820, l’attaque se dirige contre [16] les résultats qu’elle a produits, et elle montre la liberté détruite dans un pays voisin, et des bras français employés à forger des chaînes.
Sur ce point je dirai ici quelques mots, parce qu’il tient de plus près à mon sujet, et ce peu de mots suffiront pour prouver que la question mérite au moins d’être examinée, et qu’elle a droit, et d’exiger les honneurs d’une discussion sérieuse et approfondie.
Si l’on veut apprécier sainement [17] les résultats d’une intervention armée, il faut envisager, d’une part, ce qu’elle a dû produire et ce qu’elle a produit en effet dans l’intérêt du pays qui l’a exercée, et, de l’autre, ce qu’elle a opéré dans le pays où elle a pénétré.
C’est sous ce double rapport que les événements de 1823 devront être jugés. Pour savoir si les résultats de ces événements ont pu être considérés comme avantageux à la [18] France, il faut évidemment voir la France telle qu’elle était alors, avec son gouvernement et sa dynastie. Des actes de politique ne peuvent être jugés qu’en les rapprochant de l’époque où ils ont eu lieu, des circonstances dans lesquelles ils ont été consommés, des intérêts qu’ils ont eu en vue de favoriser. Rien ne serait plus injuste et moins logique, que d’appliquer à des faits accomplis en 1823, les idées, les doctrines et les institutions de 1831. [19] En 1823, la lutte existait déjà entre la légitimité royale et la souveraineté populaire. Cette guerre des rois et des peuples dont on a souvent parlé depuis était commencée, et la révolte de l’île de Léon en était, sans aucun doute, un des actes les plus graves et les plus dignes d’attention. Cette semence qui se répandait autour du lieu où elle était née, avait germé en Portugal et semblait rechercher notre sol, déjà préparé pour la recevoir. [20]
La France était alors soumise à l’autorité royale prenant sa source dans la légitimité. Son gouvernement était constitutionnel sans doute, mais sa constitution était l’ouvrage de la royauté ; c’était le trône qui l’avait donnée et le peuple qui l’avait reçue.
La constitution espagnole avait une origine contraire : elle avait été imposée à la royauté dont la part avait été faite par la révolution et mesurée comme il convenait à la révolution. [21]
Le gouvernement monarchique de la France avait un intérêt facile à comprendre à étouffer dans son germe un principe qui lui était hostile et dont le développement n’était pas sans danger pour lui.
D’un autre côté, il importait à la dynastie rentrée, après vingt années, dans un pays dont la gloire militaire s’était élevée au plus haut degré pendant son absence, d’accoutumer son armée au drapeau qu’elle avait rapporté : il lui fallait une occasion [22] favorable de la voir de près, de se lier avec elle, et elle comprenait bien que le lien le plus solide et le plus durable qu’un prince puisse contracter avec des soldats, est celui qui se forme en partageant avec eux la fatigue des camps et les dangers du champ de bataille.
Ce double but que dut se proposer le gouvernement de Louis XVIII, fut atteint par l’expédition de 1823 ; et il faut reconnaître, sous peine d’être soupçonné [23] de manquer de franchise, que jamais, en effet, la restauration ne parut plus solidement établie qu’après le succès de cette expédition. On déplore, il est vrai, les résultats qu’elle a eus pour l’Espagne elle-même, et l’on montre le despotisme relevé par nos armes, et un peuple entier rendu à l’esclavage par les efforts d’un autre peuple qui devait être l’ami et le défenseur de la liberté.
Je ne suis pas plus le partisan [24] du despotisme que de l’anarchie : j’ai une haine égale pour ces deux fléaux du monde civilisé, dont l’un doit toujours finir par engendrer l’autre.
J’aurais voulu plus que personne que le roi d’Espagne, rendu à son autorité, profitât de la grande leçon qu’il venait de recevoir, pour essayer de donner à son pays des lois régulières, positives et généreuses : j’aurais voulu qu’il sentît qu’il n’y avait dans l’arbitraire pas plus de [25] garantie pour le pouvoir qui l’exerce que pour le peuple qui le subit. Ce n’est pas comme lui, sans doute, que j’aurais compris les devoirs et les nécessités d’une restauration qui devait être inespérée.
Toutefois, pour juger du bien ou du mal qui a pu résulter pour l’Espagne de l’expédition qui a rendu à son souverain le pouvoir qu’il avait perdu, pour apprécier le sentiment qu’en ont dû éprouver et conserver ses habitants, la [26] première condition est de connaître le pays, ses habitudes, ses affections, ses dispositions naturelles ; et sur ce point, ceux qui prononcent un arrêt de flétrissure avec le plus d’assurance, sont ceux qui manquent le plus de documents.
Ce serait une grande et grossière erreur que de croire qu’en 1823, le peuple Espagnol eût adopté avec chaleur les principes de la constitution nouvelle qu’on lui avait imposée. [27]
L’esprit qui avait donné naissance à la révolution militaire de l’île de Léon n’avait nullement pénétré dans les masses. Vivement adoptée dans les grandes cités, par le haut commerce, par les jurisconsultes, par les médecins, par les hommes adonnés aux sciences et aux lettres, cette révolution avait trouvé beaucoup plus d’opposition que de sympathie dans les classes inférieures et surtout dans les habitants des campagnes. [28] J’ai parcouru l’Espagne en 1823 ; je l’ai étudiée comme un homme sans prévention, qui, par devoir, cherche à connaître exactement les préjugés, les habitudes, les affections et les besoins d’un pays ; comme un homme d’honneur et de conscience qui, appelé à exercer une influence quelconque sur l’avenir d’un peuple, comprend toute la gravité, je dirai presque toute la sainteté d’une pareille tâche. Armé de défiance contre [29] les intrigants de toute espèce, contre les ambitieux qui attendent le pouvoir par la popularité, ou qui le sollicitent de la tyrannie ou du fanatisme, j’ai demandé la vérité aux hommes qui ne pouvaient avoir aucun intérêt à la déguiser. Je l’ai poursuivie dans les clameurs de la place publique, dans les entretiens du salon, dans les confidences du cabinet, dans les doléances de la chaumière, et je suis demeuré convaincu que l’esprit populaire, [30] l’esprit des masses, l’esprit dominant, n’était nullement préparé à recevoir, à agréer, à comprendre un gouvernement qui eût eu quelque analogie même avec celui que nous avions alors. Je pourrai citer les éléments dont cette conviction s’est composée, et je ne serai embarrassé que dans le choix des faits et des paroles dont le souvenir m’est resté.
Peut-être suffirait-il, pour donner une juste idée des dispositions de la population espagnole, [31] de rappeler ce que personne ne peut avoir ignoré ni révoqué en doute.
Lorsque nous pénétrâmes en Espagne les armes à la main, le peuple savait quel était le but de notre entreprise. Une proclamation répandue avec profusion et distribuée dans les moindres villages, avait fait connaître à tous l’objet de l’intervention. Il s’agissait de délivrer le roi et de rendre à la couronne l’autorité que lui avait arrachée la révolution. [32] Tel était l’unique projet de la France, et ce projet était avoué et proclamé.
Si la révolution eût été populaire, si la constitution qui fut son ouvrage avait été adoptée par la nation espagnole, ceux qui s’annonçaient comme venant pour la détruire auraient été regardés par elle comme des ennemis et traités comme tels.
Je vais plus loin : si le peuple espagnol eût été seulement indifférent pour les nouvelles institutions [33] qu’on lui avait données, s’il n’en avait pas supporté le poids avec regret et répugnance, sa fierté naturelle, dont l’expérience nous a appris à bien connaître l’indomptable énergie, l’aurait porté à repousser avec indignation l’étranger qui venait à main armée détruire les lois du pays.
C’est ainsi que l’avaient prévu en France ceux qui étaient mal informés du véritable état des choses, ou qu’aveuglait l’esprit [34] de parti. Ils avaient prédit que l’armée française trouverait au-delà des Pyrénées les villages déserts, les villes abandonnées, les populations en armes, partout la vengeance et la haine. Qu’arriva-t-il, au contraire ? nous pénétrâmes en Espagne sans rencontrer un ennemi. Abandonnée ou attaquée par les habitants, l’armée qui devait nous combattre se repliait en désordre longtemps avant notre approche. Partout les populations entières [35] accouraient au-devant de nous ; partout les villes, les villages, rivalisaient d’empressement et de zèle pour exprimer leur joie et manifester leur adhésion et leur reconnaissance.
À l’aspect de cette ivresse générale, au bruit de ces acclamations universelles d’amour pour ce que nous venions rétablir, de haine pour ce que nous venions détruire, l’aveuglement seul, ou l’obstination qui lui ressemble, pouvait se méprendre sur les [36] sentiments du pays, et nier encore que notre guerre à la révolution armée fût une alliance avec la population presque entière.
À l’aide de ces faits qui sont déjà notoires et que j’aurai occasion d’exposer avec plus de détails et de précision, il sera facile de voir si ceux qui déclarent les résultats de l’expédition de 1823 contraires aux vœux et aux affections de l’Espagne, ne font pas reposer leur opinion sur une fausse base, et si la vérité ne se [37] trouve pas dans l’opinion contraire, que les événements subséquents semblent de nouveau avoir confirmée.
J’ai dit que ce grand procès méritait au moins d’être examiné, et c’est, je l’espère, une conclusion provisoire que personne ne voudra contester.
Mais ce n’est point là encore l’objet principal de ma sollicitude, celui sur lequel il m’importe d’écarter les préventions et de prévenir les jugements erronés. [38] Les points sur lesquels je viens de jeter un coup-d’œil rapide intéressent la responsabilité morale du gouvernement qui ordonna et prépara l’expédition ; celui dont il me reste à m’occuper touche à la renommée de ceux qui l’ont faite. Les premiers rentrent dans des discussions de principes et d’opinions politiques qui sont du domaine de la controverse : le dernier repose sur des faits qui touchent à l’honneur. [39]
On a dit, on a répété que l’armée française avait prêté son appui à des actes de violence, qu’elle avait favorisé ou toléré le meurtre, les fureurs des partis, les excès qui accompagnent des réactions désordonnées. Jamais accusation ne fut plus grave ; mais jamais il n’en fut de plus injuste et de moins justifiée. Expliquons-nous sur ce point.
On nous avait annoncé que partout nous aurions des populations à combattre ; partout nous [40] en eûmes à calmer et à contenir.
Rien ne peut peindre l’exaspération violente où nous trouvâmes les esprits, l’ardeur avec laquelle les masses réclamaient tout ce qu’on avait détruit, la violence des clameurs qui vouaient à la mort les auteurs de la révolution. Les récits que j’en pourrais faire et la mémoire de ce que nous avons vu dans nos temps de trouble ne sauraient en donner une juste idée ; il faudrait en avoir été témoin ; mais alors on en conserverait [41] un souvenir bien durable, car ce sont de ces impressions qui ne s’effacent pas. Ce furent là les véritables difficultés, les dangers les plus sérieux et les plus graves ; mais le devoir était clairement tracé, et nul ne pouvait s’y méprendre.
Maintenir la paix intérieure, protéger la vie et les propriétés des hommes paisibles à quelque parti qu’ils eussent appartenu, réprimer les réactions, intervenir entre les vainqueurs et les vaincus [42] pour donner appui à ceux qui le réclamaient, faire, en un mot, régner la justice régulière, l’ordre et les lois ; telle était la mission que l’armée française avait reçue ; telle était surtout la tâche qui m’était personnellement imposée.
Le Gouvernement français, éclairé par l’expérience des dernières guerres de la Péninsule, averti de cet amour inquiet et jaloux dont ses habitants sont animés pour leur indépendance nationale, [43] avait bien compris que le respect pour cette indépendance était une condition rigoureuse du succès ; il sentit que, pour détruire toute crainte de domination étrangère, toute inquiétude de projet de conquête, il fallait, dès les premiers pas, substituer au gouvernement détruit, un autre gouvernement composé de nationaux, et lui confier l’administration des provinces, à mesure qu’elles seraient occupées. [44]
Mais comme il importait que ce gouvernement provisoire marchât d’accord avec l’armée qui le protégeait, qu’il ne se laissât pas entraîner par l’esprit réactionnaire, qu’il ne devînt pas l’instrument d’un parti, mais au contraire un moyen d’ordre et un agent de pacification, on plaça entre le chef de l’armée et lui un intermédiaire chargé de le maintenir dans la direction régulière et protectrice qui lui serait imprimée, de surveiller [45] sa marche, de l’avertir s’il s’égarait, et d’appeler son action et sa sévérité partout où il se trouvait des excès à réprimer, ou des attentats nouveaux à punir.
C’était là ma mission spéciale ; elle convenait à mon caractère personnel, à mes opinions modérées et conciliatrices ; je n’en aurais pas accepté d’autre ; mais l’Espagne entière peut attester si elle a été fidèlement remplie. Quand je ferai passer sous les yeux de mes lecteurs la longue [46] série des actes, quand ils pourront connaître les obstacles qu’il y a eu à combattre, les influences qu’on a dû repousser, les passions qu’il a fallu vaincre, les préjugés, les lenteurs, les entraves de toute espèce dont il a fallu triompher, ils verront, d’une part, si la tâche était facile, et, de l’autre, si l’énergie et la persévérance ont manqué à son accomplissement. En attendant, je déclare que partout où nous avons été, les [47] réactions ont été impuissantes, les factions domptées, l’arbitraire puni, les violences réprimées. Je mets en fait que les hommes désarmés et paisibles du parti vaincu ont toujours trouvé près de nous protection et sûreté contre l’arbitraire et la persécution ; que c’était sous les baïonnettes françaises qu’ils cherchaient un asile, et que cet asile ne leur a jamais été fermé.
J’ai accompagné l’armée française d’Irun à Madrid. Après y [48] avoir institué une régence, j’y ai prolongé mon séjour et mes fonctions jusqu’après le retour du corps diplomatique, c’est-à-dire jusqu’au milieu du mois de juillet. Pendant cet intervalle, j’ose affirmer qu’il n’est pas un seul homme qui puisse se plaindre d’avoir eu recours à nous sans en avoir obtenu une protection prompte et efficace.
Cet état de choses a dû se maintenir après mon départ. C’était l’esprit de l’armée ; c’était celui [49] qui animait son chef, ce prince qu’on ne flatte plus, mais qui a montré dans cette expédition difficile une modération courageuse et une probité politique que je ne pourrais passer sous silence sans manquer aux premières obligations d’un historien, la justice et la vérité. Une foule d’actes dignes d’être remarqués, parmi lesquels je me contenterai de rappeler en ce moment la célèbre ordonnance d’Andujar que j’aurai occasion de faire mieux connaître, [50] en déposeront devant la postérité*.
Ce que je raconte ici pour combattre d’injustes agressions, était, en 1823, public, notoire, avoué par tous les partis et reconnu par l’Europe entière. Saluée par les royalistes d’Espagne [51] du titre de libératrice, l’armée française recevait le nom de protectrice de la reconnaissance du parti vaincu, et nul ne refusait un tribut d’éloge à sa marche régulière, ordonnée et imposante, au milieu de ce pays agité par tant de passions. [52]
* Je ne parle point ici des plaintes qui se sont élevées à l’occasion des capitulations violées ou méconnues par le gouvernement espagnol, ni de celles auxquelles a donné lieu contre le gouvernement français l’inexécution de quelques engagements pris au nom de la France par les chefs de l’armée. Ces plaintes, qui ont besoin d’être examinées, dont je ne conteste pas la gravité et que je crois fondées sur quelques points, sont tout à fait étrangères à l’objet de cette notice. Les faits qui leur ont donné naissance sont postérieurs à l’expédition, et n’en font pas partie. [53] On pourrait reprocher les premiers comme des témoignages d’une faiblesse répréhensible au gouvernement qui n’aurait pas su faire respecter ses transactions par le souverain que l’expédition avait relevé ; on pourrait dénoncer les secondes comme plus ou moins contraires à la bonne foi ; mais ni ces reproches, ni ces dénonciations ne peuvent remonter à l’expédition elle-même, ni par conséquent être appliqués à ceux qui y ont pris une part active. Je ne m’établis point juge de ces faits qui méritent d’être éclaircis et qui le seront, parce [54] qu’ils appartiennent à l’histoire ; mais je les écarte du sujet qui m’occupe, parce que je ne confondrai point les actes de l’expédition elle-même, ceux dont elle se compose, ceux qui la constituent, avec les incidents qui se rattachent à ses suites et à ses conséquences. Ce sont là d’autres acteurs, d’autres intérêts, et des questions d’une autre nature, que mon intention n’est pas de faire entrer dans une esquisse rapide et provisoire qui doit se renfermer dans son objet. [55]
Pourquoi ce qui était alors dans toutes les bouches est-il aujourd’hui contesté ? Pourquoi répudier en 1831, au nom de la France, une renommée honorable et méritée, acquise par ses soldats en 1823 ?
Qu’on proteste au nom des [56] peuples contre une guerre dont le principe a pris sa source dans l’intérêt des rois, cela se conçoit et s’explique. Ce débat fait partie du grand procès qui s’agite entre eux aujourd’hui ; mais que la haine pour ce principe s’étende aux cent mille guerriers qui ont rempli avec courage et loyauté une tâche laborieuse et difficile ; qu’on parle de honte et d’ignominie à ceux qui n’ont eu d’autre mobile que l’honneur, c’est là une injustice inexplicable contre [57] laquelle ils doivent protester à leur tour. En 1823, les troupes françaises furent ce qu’elles seront toujours : braves, généreuses, disciplinées, ennemies du désordre et des violences, dignes de l’affection de leur pays et de l’estime des autres peuples. L’armée d’aujourd’hui ne veut pas être louée aux dépens de l’armée d’hier, et ce serait un mauvais encouragement pour les services à rendre, que l’injustice [58] dont on paierait les services rendus. Il n’est ni bon, ni politique d’interrompre, fût-ce même au profit de ce qui est, cette longue tradition de gloire et d’honneur qui se rattache au beau nom de soldat français ; et il me semble que c’est là un dépôt sacré qui ne devrait trouver parmi nous que des défenseurs.
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Voilà ce qu’un sentiment qui sera facilement compris, me faisait éprouver le besoin de dire. [59] Je n’ai pu attendre, pour remplir ce que je regardais comme un devoir pressant, la publication encore éloignée d’un ouvrage qui exige de nombreuses recherches et d’assez longs développements. J’ai cru pouvoir saisir l’occasion que m’offrait la réimpression d’un épisode qui fera partie de cet ouvrage.
Cet épisode, qui paraît tenir du roman et dont en effet le sujet est à peu près d’invention, ne semble pas d’abord appartenir [60] à un travail sérieux et historique, dont la vérité doit être la première condition ; mais il a été placé là comme une sorte de repos pour le lecteur, comme un cadre destiné à rapprocher et à réunir des noms fameux, des monuments célèbres, des particularités singulières, et encore comme une esquisse de mœurs à laquelle j’ai essayé de donner l’intérêt du drame.
Paris, 5 novembre 1831. [61]